quarta-feira, 24 de novembro de 2010

Inception - Nolan - 2010

Piera : Je suis pour qu'on coupe le sifflet à Hans Zimmer, la main droite à Hellen Page, mais qu'on décerne quelque chose à Nolan. Merde, son film est bon quand même, et la distrib a un charme dont il ne se cache pas de jouer (tu crois qu'il est fait exprès le plan ou Page a l'air enceinte ?)

Inception - Comment prouver la réalité ?


Il joue avec une intelligence extraordinaire des dernières productions du système hollywoodien. C'est pour ça que le film est compréhensible d'ailleurs, à cause de tout les repères : les multiples trames complètement évidentes, les multiples scènes incontournables, le fait qu'on connaisse déjà les acteurs... et pourtant, c'est un film qui restera je pense, parce qu'il arrive à en faire quelque chose au-delà de tout ça. En même temps, ça reste du coup très artificiel, tu saisis ? il joue avec les codes, ça met les codes en évidences, forcément, et toute la machinerie repose encore là dessus. Quand il arrivera à se secouer de tout ça, il fera un film génial ou nullissime !
Mais c'est vrai que c'est un bon quand même. Et je me dis que le petit DiCapprio il est pas mal dans le genre aussi. Il fait vraiment des bons films, et il a des personnages qui se répondent mais avec des dissonances à chaque fois...
Qu'est-ce que tu en penses ?

Silence. Le spectateur 2 réfléchi.

Piera : Dis... j'ai un doute là, un truc que j'ai pas compris dans le film : pourquoi est-ce que DiCapprio et la Môme ils sont jeunes quand ils se tuent dans le monde dans lequel ils sont bloqués, puisqu'ils y deviennent vieux ? j'ai du zapper une étape, mais à cause du portugais j'ai pas trop compris les histoires de limbes éternelles bloquées dans le subconscient blabla (genre, ils se retrouvent là parce qu'ils savent plus ce qu'est la réalité right ? et ils peuvent pas en sortir, du coup DiCapprio implante l'idée que c'est pas la réalité pour que sa femme trouve ça chouette et construise ce monde, et ils y deviennent vieux - mais ils se prennent aussi le train dans la gueule quand ils sont jeunes, parce que l'idée que c'est pas la réalité c'est aussi pour qu'ils sortent de ce monde - je comprends plus bleubleubleu. Faut que j'y retourne peut-être. Peut-être que c'est le but aussi : ou comment faire un film culte)

Nico : En fait, pour Inception, il me semblait que Di Caprio et Marion Cotillard étaient devenus vieux quand ils se tuaient dans les limbes. Je les revois croulant sur le poids des années et revenant jeunes dans leur univers. En même temps s'ils étaient vieux et qu'ils reviennent jeunes sa femme devrait se rendre compte qu'ils rêvaient et que ce n'était donc pas la réalité. Et donc ne pas se tuer !
Mais même si on les voit vieux dans un plan, au moment du train ils me semblent aussi qu'ils sont jeunes et j'avoue ça ne m'avait pas choqué. Pourquoi ? Bonne question... 
Au final, que tu aies raison ou que j'ai raison, soit il y a une erreur quelque part, soit on devrait y retourner pour voir s'il n'y a pas une solution à nos explications.
On peut aussi s'amuser à voir ce qu'on veut pour trouver des solutions à des erreurs grotesques du genre : ils rêvent donc ils peuvent avoir l'âge qu'ils veulent ; ou c'est une projection mentale du monde réel dans lequel ils vont apparaitre ; ou c'est l'idée qu'on se fait d'eux alors qu'ils sont jeunes car en tant que spectateurs pris dans un film mais hors de leurs rêves nous pouvons avoir des perceptions différentes d'eux et qui se superposent les unes aux autres sans que l'une ou l'autre ne paraissent plus ou moins réelles.
Mais je vais loin. Mais c'est tellement plus drôle que de se dire qu'il y a une erreur.
A propos des codes, je suis tout à fait d'accord.
Le film fonctionne car il joue sur les codes du genre à fond, reprenant toutes les scènes et toutes les idées types de ce genre de film. La séquence finale est éclairante là dessus. On en pouvait pas s'attendre à autre chose que l'éternelle question : sont-ils dans un rêve ou dans la réalité ? Ceux qui critiquent ce final l'auraient également critiqué s'il avait pris position de toute manière et il est, à mon avis, beaucoup plus intéressant de laisser un flou total et une dose de mystère lorsqu'on aborde la question du réel et du rêve, ou du virtuel et de l'actuel de cette manière là.
Idem pour eXistenZ ou pour Avalon ou pour Dark City ou pour Le Monde sur le fil de Fassbinder (mais je ne dévoile rien en te disant ça). Et c'est pour ça que Matrix, malgré toutes ses qualités (et j'aime beaucoup le premier), a moins de profondeur qu'Inception ou les précédents.
A dire que les individus vivent dans une Matrice mais que le réel existe dans une strate supérieure, et surtout montrer celle-ci en la qualifiant d'indépassable, c'est rendre le réel concret et aboutir à une sorte d'impasse. Certains diront un athéisme (en tant qu'absence totale de foi et non en tant qu'absence de religion car l'athéisme en tant que doctrine n'a que peu à voir avec la religion : croire au père noël ou au petit prince c'est déjà ne pas être athée sans pourtant appartenir une religion quelconque). C'est sûrement vrai.
Quand on connait le réel, on ne peut plus croire en rien puisque la foi repose sur une idée intangible, un monde au-delà. Si on peut atteindre celui-ci et qu'il n'y a plus d'au-delà plus élevé encore c'est que la Matrice est juste une hypocrisie pour imposer une croyance profondément humaine. Et c'est surtout dommage dans un sens car ça enlève une part de rêve...
Lorsque les strates se mêlent et qu'il est difficile de les démêler, de savoir exactement où l'on est, on se retrouve dans un monde beaucoup moins humain et plus intéressant. Une autre manière de voir ces mondes se croiser se trouve dans un autre film où Marion Cotillard sert de bouche-trou : Big Fish de Tim Burton avec toutes ses histoires incroyables qui défient toute réalité.
En fait tout ceci est très hollywoodien, et ça fonctionne !
A propos d'Inception, je me souviens d'un article d'une revue US dont j'ai oublié le nom qui s'exclamait que personne n'irait voir ce film car il serait trop difficile à comprendre pour un spectateur lambda. Mais, au contraire, le spectateur type, même sans le savoir, a tout de suite dû reconnaitre les mécanismes du film (surtout avec Di Caprio) et il a adhéré. Beaucoup plus que pour un film de Lynch, envoutant mais incompréhensible au premier abord car il ne joue pas du tout sur le même registre. Lynch est dans son monde, à la fois au dedans et en dehors d'Hollywood.
Je trouve vraiment le film de Nolan réussi. Mais, pour esquisser une réponse à ton : "Quand il arrivera à se secouer de tout ça, il fera un film génial ou nullissime !" je dirais qu'il l'a fait. Avec Memento, son premier film. Je suis l'un des rares dans ce cas (donc à voir par toi même) mais je le trouve nullissime... Quand j'ai vu qu'il allait faire Batman j'ai eu peur mais au final j'adore ses films... sauf son premier ! Peut-être à cause du Noir et Blanc très moche aussi. Et d'autres choses.

Piera : Mémento m'a pas déplu, mais même impression que pour Inception : habileté, intérêt extrême, admiration devant la prouesse, mais déception face à l'attendu. ça me fait réfléchir (oua, qu'est-ce que ne permet pas le cinéma, quelles implications par rapport à la mémoire...), mais ça me plaît pas, comme pourrait me plaire... je sais pas moi, The roaring 20s vu avant-hier, ou Prima della rivoluzione auquel j'ai rien compris à cause des sous-titre portugais sur italien véloce.
Le final de Inception est riche, mais le dos de Di Capprio dans le Scorsese provoque bien plus de questionnements angoissés. Idem pour Le faux coupable. La qualité d'un film ne se mesure pas au nombre de cauchemars qu'il provoque, certes, mais la question que pose Nolan c'est : être dans la réalité ou dans le rêve, ou dans la réalité du rêve - une question vieille comme le monde -, mais pour moi c'est la question que tout bon film a pas besoin de poser puisqu'elle est là au moment où tu clignes des yeux à la fin du générique (le problème majeur étant, pour le Nolan, que tu clignes pas des yeux d'un air hébété, mais que tu maudis Zimmer en ton fort intérieur, ce qui est une brutale projection hors du film - pour ne pas dire retour à la réalité). Alors c'est intéressant de rendre ça évident, mais encore une fois, y a pas le petit plus qui fait que c'est plus qu'un bon film bien ficelé.
(Et le rapport avec Shutter Island n'est pas si innocent, un DiCapprio mal en point naufragé, c'est pas si loin d'un DiCapprio mal en point qui a le mal de mer. De là à penser qu'il est passé directement de l'un à l'autre via des limbes filmiques...)

Nico : Je suis d'accord pour le final de Shutter Island. Mais plus encore que le dos de Di Caprio, pour moi ce sont ses pas qui me hantent. Et les questionnements angoissés restent en suspend tant que je n'aurai pas revu le film. Et le dos du colonel qu'il voit par un effet de transparence est également énigmatique. Je reste persuadé que c'est un fantasme, voire une fantasmagorie (comme dans le cinéma d'animation sauf que ce n'est pas encore de l'animation) une hallucination, une création mentale.

Shutter - Une allumette craquée.
Comme un flash dans Aviator ou un corps qui chute dans The Departed (vous n'avez pas sursauté vous ?)


Et finalement, comme dirait Calderon, le film est un songe. Et non, je ne fais aucun anachronisme parce que de toute façon ce que le cinéma nous apprend c'est que le temps est illusoire, tout comme l'espace. Je pense vraiment que Shutter Island est encore le film de l'année.
Et quand on voit Mulholland Drive, Lost Highway ou Inland Empire, on peut se demander si la qualité d'un film ne se mesure pas au nombre de cauchemars qu'il provoque. Si ce n'est pas au nombre c'est à sa capacité de le garder vivant pendant un laps de temps de plus en plus grand et de le transformer à volonté pour perdre le spectateur dans son propre esprit et lui faire créer son propre monde claustrophobique, son propre univers d'angoisse et son propre cauchemar à partir d'un ensemble d'images, de plans, de séquences, de mouvements, de sons donnés.
Avec Lynch on est nulle part en fait. Sauf dans nos angoisses sourdes et dans des mondes à la fois possible et impossibles, inversés, incompréhensibles raisonnablement mais dont on a l'intuition et qui nous paralysent. J'en ai refais l'expérience une fois de plus ces derniers jours.
Je pense vraiment qu'Inception est le Lynch du pauvre. Ou du spectateur lambda qui a besoin de références pour se sortir des ténèbres dans lequel il a été plongé pour mieux remonter en se posant encore des questions à la fin. Le cinéma doit amener son public à réfléchir. Sur lui-même (spectateur) ou sur lui-même (cinéma). Il faut commencer par Inception. Mais il ne faut pas en rester là et il faut accepter de ne pas remonter de ses cauchemars et d'y être plongé pour l'éternité (comme un vrai cinéphile).
Inception est riche. Inception est bon. Inception fait rêver et fait peur. Inception bénéficie de prouesses scénaristiques intéressantes et d'effets visuels magnifiques en plus d'un jeu d'acteur très bon tout en restant classique et attendu par rapport aux acteurs du film. Mais inception est incomplet car il rassure le spectateur et le ramène dans son monde malgré l'interrogation qui va le faire discuter pendant quelques heures mais sans trop d'angoisse.
Je ne maudis pas autant Zimmer que toi mais je suis tout à fait d'accord avec l'expression maniérisme habile pour qualifier Nolan. Je l'ai trouvé meilleur encore dans ses Batman même si personne ne semble les aimer. Mais Nolan pourrait se définir par rapport à son Prestige : son cinéma c'est d'abord de la prestidigitation, et non de la magie !
La magie c'est Lynch (et Shutter Island dans une autre mesure).

domingo, 31 de outubro de 2010

Max Frisch - Journal I-III (Richard Dindon, 1981)

Le journal d'un écrivain suisse de langue allemande entremêlé à l'un de ses romans où il tente de raconter le plus exactement possible, sans rien inventer à ce qu'il dit, un week-end avec une certaine Lynn. Le film montre, en images granuleuses aux coins arrondis, les lieux où l'auteur a été et qu'il décrit dans son texte, que l'on entend en off. Il y a comme une superposition obsecionnellle des époques et des médiums - qu'y a-t-il à montrer ? que doit-on chercher dans l'image ? que doit-on penser face à l'image d'une plage et de la mer - une forme d'immuabilité, d'infini, de résistance au temps et aux changements - alors qu'une voix-off lit un texte qui dit, forcément a posteriori de l'événement raconté, que le narrateur ne vit que pour l'instant et pas pour le souvenir ? 

Des questions de représentation quoi. 

Didier Blonde, dans son dernier livre (Carnet d'adresses) montre à sa manière de quelle façon la fiction peut devenir obsédante : il visite les héros dont il croise les adresses dans les livres, parcourt son Paris fictionnel en déplorant les manigances des auteurs qui ajoutent des numéros inexistants. Le réel et l'imaginaire s'emmêle.

Dans le film, la façon dont l'auteur parle de sa vélléité de représenter la réalité suppose qu'il ne doute absolument pas de son existence en temps que chose indépendante (et pourtant, si la réalité est altérée par la perception que l'on a d'elle, comme ne pas en conclure que la réalité est forcément emplie de fiction, puisque l'on se sert de la fiction pour y avoir accès ? regarder un lieu de façon plus aigu parce qu'il a été décrit dans un bouquin est déjà une altération de la perception - donc du réel ?)



Qu'ils reposent en révolte (des figures de guerre) - Sylvain Georges - 2010

Les figures, se sont les clandestins de Calais. Ils veulent passer en Angleterre, et vivotent dans le Nord en attendant, dans des conditions déplorables, comme on dit à la télé. C'est malheureusement tout ce que nous montre le film, quoiqu'en allant un peu plus au fond des choses - puisqu'il suit les migrants pendant longtemps - et en recueillant des paroles émouvantes. (En même temps, aller plus au fond des choses que la télé...) Cependant le noir et blanc déconnecte complètement de l'idée d'une proximité esthétique avec la télévision, et puis l'obsession de montrer les détails, d'aller voir les choses de tellement près qu'elles en deviennent nuances mouvantes de gris, déplace le propos dénonciateur vers une évidente volonté d'explorer le monde de façon différente. Par rapport au propos, ça en devient presque désagréable, à force de ne rien voir en entier il n'y a plus de prises sur les choses, de vision globale, de synthèse possible - donc de solution au problème.

Les rares discours que l'on entend sont stéréotypés au possible, depuis Besson qui a déjà allégrement dépassé le stade de l'auto-caricature, jusqu'à la copie n°x du militant PS, en passant par l'immigré misérabiliste qui constate qu'il n'a pas d'issue et demande de l'aide des pays européens qui d'ailleurs sont racistes. Et il y a vraiment une obsession d'aller constater au plus près, jusqu'à la limite du tolérable (il y a une séquence où les immigrés se brûlent les doigts avec des vis chauffées au rouge pour effacer leurs empreintes digitales, et elle dure longtemps), et avec une intention évidente d'esthétiser ce qui est montré (les lignes blanches qui font des rayures sur la peau noire, comme des culture en banquets sur des montagnes à pic, comme un pelage - on insiste beaucoup sur l'animalité de ces homme dans le film d'ailleurs, en parole seulement cependant, car ils sont d'emblée montrés chantant et se lavant, au cas ou).

La caméra explore le monde avec acuité, et le rend beau parfois, émouvant d'autre (le film parvient à rendre tout français voyant le film dans un pays qui n'est pas le sien plutôt honteux vis à vis des gens qui l'entourent, surtout si depuis quelques temps la France défraille la chronique pour des histoires d'expulsion), mais se veut peut-être trop évidemment engagée : car alors la dernière option laissée (un poème de l'auteur appelant à la révolution) ne semble pas être une solution mais du désespoir. Mais peut-être quelque chose du film m'a échappé, comme s'échappe le sens de ces images filmées de trop près. 

Nota : je conseille tout de même Pedro Costa pour les questions d'esthétisation de la misère - ce qu'on lui repproche, d'ailleurs - car il parvient à réellement intégrer cet esthétisme dans ses films. Dans Qu'ils reposent en révolte, à part la séquence sus-mentionnée des doigts brûlés, il n'y a pas réellement d'imbrication. Le montage est par trop schématique et ordonné (de façon consciemment perceptible)

Un reportage photo du danois Carsten Snejbjerg sur le même sujet donne une idée du ton du film.


The Thief Of Bagdad (Powell, 1940) [traduction]


un film de Michael Powell, Ludwig Berger et Tim Whelan
non crédités : Zoltan Korda, Wiliam Cameron Menzies, Alexander Korda

Quand s'épuisent les vœux consentis par le génie de la bouteille, il se sépare de Abu en disant, moqueur : "Les humains sont fragiles et faibles. Quand ils pensent avec leur estomac ils oublient la tête, quand ils pensent avec la tête ils oublient le coeur, et quand ils pensent avec le coeur... Ah !... 
Ah !... Ils oublient tout le reste !" La relation avec The Thief of Bagdad est de cet ordre. Peu importe la nécessité, peu importe la raison. Le film peut être vu avec le coeur, comme les enfants le voient, ou comme l'enfant qui dort dans l'adulte et qui réveillé, réveille la magie. Ce n'est pas possible autrement. Nous ne vaudrions pas plus que les hommes qui ont pétrifié les habitants du pays des légendes, de l'Age d'Or, ceux qui attendent le regard de l'innocence pour revenir à la vie.

Pour fondamentale qu'ait pu être pour le cinéma et stimulante pour chacun d'entre eux la collaboration des "Archers" Powell et Pressburger (et c'est dans leurs travaux en commun que vont se trouver les films les plus cités et les plus admirés) la vision de la forêt risque de ne pas laisser voir l'arbre, c'est-à-dire : Powell seul, dédain aggravé par le fracas commercial et le feu roulant de la critique sur Peeping Tom. Néanmoins s'il y a un film avec lequel The Thief of Bagdad a un lien de sang c'est avec cet hallucinant conte d'innocence et de perversité. On pourrait quasiment dire qu'entre l'un et l'autre il y a un hiatus, une autre carrière, un autre Powell, dont la silhouette seule garde le contour quand elle fut associée à Pressburger. Peeping Tom retourna la carrière de l'autre Powell, de l'homme pour lequel le cinéma représentait avant tout le désir de voir et de montrer plutôt que celui d'exposer (même quand ce sera à travers l'imagination et l'écriture brillante de Pressbuger). Le ciné de Méliès, celui des trucages par excellence, celui où la caméra est reine, soit à travers les effets spéciaux (The Thief of Bagdad, A Matter of Life and Death, le film favori de Powell), soit comme sujet du film même (Peeping Tom). Le cinéma du regard. Ce n'est pas une coincidence, non. Autant The Thief of Bagdad que Peeping Tom ont un oeil comme symbole et comme point de départ, le premier peint sur le navire, le second prenant la place d'un objectif, et les deux nous transportent dans d'autres mondes, comme une machine de projection, à la terre des légendes et au royaume des cauchemars, les deux dans le continent de l'inconscient collectif. Et si dans l'un et l'autre les yeux tiennent la fonction commune de guides, ils sont aussi utilisés comme objets diégétiques pour détourner l'attention, pour tromper le spectateur, c'est le plaisir du magicien. L'oeil peint sert à Powell comme premier des multiples moyens de vision dont le film est empli, mais aussi comme illusion. Powell raconta avec un plaisir évident dans un entretien qu'en concentrant sur lui l'attention, le spectateur ne s'aperçoit pas de l'anachronisme du navire, dont la construction est inconnue à l'époque à laquelle il est censé appartenir.

 
The Thief of Bagdad est vu principalement comme un film de Alexander Korda, fruit de la volonté d'un producteur. C'est certain, mais ne correspond pas entièrement à la vérité. Ce n'est pas un film de producteur comme GWW. Pour maintenir le parallèle avec Selznick, la comparaison la plus évidente serait avec Duel in the Sun, qui en étant un film de producteur laisse transparaître toutes les marques du réalisateur, King Vidor, même si également dans ce cas les responsabilités sont plurielles*. A côté de Powell nous rencontrons les noms de Ludwig Berger et Tim Whelan, mais la responsabilité du premier se résume, selon toutes les sources, au travail de pré-production, et celui du second aux finitions et à la phase américaine. Plus importantes auront été les contributions de Zoltan Korda (toute la séquence de la poursuite de Sabu dans le bazar est sous sa responsabilité) et de Vincent Korda en tant que "production designer", sans parler de William Cameron Menzies, auteur des fabuleux décors, comme il l'avait déjà fait pour la version de Walsh en 1924**. Mais si toutes les séquences dans lesquelles apparaît Conrad Veidt, seul ou avec n'importe quel autre des interprètes (et là où se concentre toute la fascination du film, plus que dans les effets spéciaux), sont de Powell, comme il le déclara. Alors il ne reste aucun doute que The Thief of Bagdad est un film de Powell, ou, tout au moins, pour employer ses propres mots, "un film des frères Korda + Powell".

The Thief of Bagdad est un film sur la magie, le temps et l'amour. Par la magie on peut dire que c'est aussi un film sur le cinéma (comme The Wizard of Oz était une allégorie de Hollywood) : pas seulement dans la parabole de la cité pétrifiée qui revient à la vie à travers le regard de l'innocence (de la même façon l'oeil humain "anime" une série d'images fixes), mais aussi par l'usage des trucages et la présence de Percy Day comme conseiller des effets spéciaux et qui se transforme, comme le réfère Olivier Assayas, en la liaison qui manquait dans l'histoire du ciné, jetant un point depuis les trucages de Méliès (avec lequel Day travailla) jusqu'à Georges Lucas. C'est un film sur le cinéma jusque dans sa construction temporelle. C'est un film sur le temps qui joue admirablement avec le domaine de Chronos. Le Sultan est le Seigneur du Temps, et dans ses jeux il y a la machine qui le mesure. Machine qui, dans les paroles de Jaffar, ne doit pas parvenir au peuple, car celui-ci commencera à s'interroger sur l'usage que les seigneurs donnent au Temps. Le temps diégétique court, rapide, et est en même temps immobile : une nuit condence une série infinie d'événements (prison et fuite de Ahmed, prise du pouvoir par Jaffar, annonce de la mort du prince). Un moment concentre l'éternité : le regard de Ahmed sur la princesse. 
"L'œil qui voit tout"
Dans ce moment le temps s'arrête, ou mieux, se transforme en point de convergence de tous les temps. Et la plus belle déclaration d'amour, dans l'idyllique lagon de la gynécée, prend le temps pour thème ("D'où viens tu ?" "Des confins du temps." "Depuis combien de temps me cherches-tu ?" "Depuis le commencement des temps" "Et maintenant que tu m'as trouvée, combien de temps vas-tu rester ?" "Jusqu'à la fin du temps") Et un instant résume toute la fuite du temps : celui de l'épée qui par trois fois se suspend au-dessus de la tête de Ahmed, tandis qu'Abu vole rapidement, sur le tapis volant, à son secours. Et l' "oeil qui voit tout" n'est pas plus qu'une caméra qui révèle ce que l'on veut voir et aussi ce que l'on craint : à savoir le rôle du temps dans l'oubli : la rose bleue qui en un instant supprime la mémoire, tournant l'amour en oubli. The Thief of Bagdad est un film sur l'amour. L'amour total, possessif, pur et maudit, exclusif et égoïste. Comme l'amour doit être, ou il ne serait pas l'amour***. Cet objet de l'amour a, naturellement, un nom. Elle est à peine une princesse,  image mythique, unique et pluriel. 
June Duprez

Des personnages du film, elle est l'innomable, seulement décrite (Jaffar : "Ses yeux sont comme les jardins de Babylone ; ses sourcils, croissants du Ramadan ; son corps mince comme la lettre Aleph") et adorée****. Celle que nul ne doit regarder sous peine de mort. La "belle endormie" que l'amour ira éveiller. Mais le plus perturbant et impressionnant personnage n'est pas elle, ni son amoureux séraphique, ni le jeune rêveur aventureux, mais Jaffar, le possesseur, le "maudit de l'amour" ("Oubli Ahmed. Il voit de nouveau. Et pour un homme aux yeux ouverts le monde est plein de femmes. Il n'y a que moi qui ait le malédiction de ne voir que toi"), ainsi que sa servante toujours oubliée quand on parle du film, Halima (sa passion pour Jaffar, jamais admise, se révèle dans le harem, en réponse à la question de Ahmed lorqu'elle évoque les hommes qui ne découvrent jamais l'amour qui est à côté d'eux, et qu'au même moment ses yeux se fixent vers le local où Jaffar est caché. Et elle sera aussi la "silver maid" qui à ses ordres tuera le sultan). Les possédés de l'amour, qui pour lui intriguent, pour lui tuent. Et c'est à Jaffar (interprété par ce génial allemand qui fut César et qui fut Orléac, autres maudits et dupes de l'amour : Conrad Veidt) à qui Powell donnent les contours les plus humains. C'est de tous les personnages le seul où l'on sent la pulsation du sang dans les veines, en avant des autres figures idéalisées. 

Conrad Veidt 

En étant un film sur la magie, The Thief of Bagdad est construit autour d'un nombre magique. Trois sont les segments narratifs, de même que l'usage du flash-back qui anticipe celui de The life and Death of Colonel Blimp ; trois sont les chansons thématiques : celle de Jaffar, qui le lie à la mer, et qui le lie aussi à un autre personnage "maudit" : Achab, celle d'Abu et de son rêve d'aller au-delà des mers, ce qui le raproche plus de Jaffar que de son compagnon Ahmed (I want to be a sailor, sailing on the sea), et celle de la princesse - laissant Ahmed exclu. Trois sont les rencontres d'Ahmed et de Jaffar, et trois sont les instruments du pouvoir qu'il conseille la première fois qu'on les voit ensemble (le fouet, le joug et l'épée), trois sont aussi les tentatives de Jaffar pour conquérir la princesse, par la tromperie, par l'hypnose, par l'oubli. Trois sont les invocations de Ahmed à la princesse, et les réponses qu'elle lui donne. Trois est le nombre de leurs rencontres. Trois sont les désirs que le génie concède à Abu et les considérations sur les humains lorsqu'il lui dit adieu. Trois sont les obstacles qu'Abu doit vaincre dans le Temple de Alvorada (les gardes, l'araignée et le poulpe), et trois sont les instruments de la justice dont il use : l' "oeil" qui indique le chemin, le tapis qui transporte, et la flèche qui exécute. Trois, finalement, sont les formes ailées : le cheval, le génie et le tapis.

Sous un symbole magique, un film de magie. A l'ombre de l'amour, un film sur l'amour. The Thief of Bagdad est un film pour aimer. Aujourd'hui. Demain. And all tomorrows

Manuel Cintra Ferreira
(trad. Piera Simon)


* et comment ! cf. Pierre Berthomieu, Le temps des géants, où il doit bien quelque part développer sa théorie des multiples réalisateurs qui se sont succédés en ayant chacun laissé leur "touch", depuis - si je me souviens bien - Sternberg pour les jambes du début, jusqu'à Dieterle quelque part, mais la fin flamboyante est sans conteste de Vidor, et l'unité de l'ensemble dû à la poigne de fer de Selznick est aux dessins de Menzies
** où WC Menzies est crédité pour le production design et la art direction. On trouve Mitchell Leisen aux costumes et William Nolan au montage, lequel a l'air d'avoir joyeusement bossé dans le CM d'animation d'après IMDB...
*** oui, enfin, ça peut poser des problèmes aussi. A ce sujet, Fassbinder a fait des films, mais d'autres se sont entretués. 
**** Cf. La princesse de Clèves : "la blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personnes étaient pleins de grâce et de charmes" (comment tout dire en ne disant rien)

sábado, 30 de outubro de 2010

Madman's Dictionnary (Benno Trautman - 2009)

Le titre s'affiche sur fond noir, en lettres jaunes, qui apparaissent une à une, comme si elles étaient tapées, irrégulièrement, avec en off le son des touches qui ne semble jamais s'accorder parfaitement avec l'apparition des lettres. Ce procédé revient sans cesse, structurant fortement le film. Les messages qui s'affichent - pas très vite, provoquant à la longue une certaine impatience, sans doute voulue, à moins que l'on n'en vienne à se demander : qui tape ? ou : pourquoi cette impression de pause après la première lettre ? n'est-ce pas par la première lettre que l'on cherche un mot dans le dictionnaire ? et pourtant l'ordre n'est pas alphabétique, et il me semble bien que le message précédent commençait par la même lettre... ou une autre ? - les messages, donc, sont de natures différentes. 


Techniques, descriptifs de ce que l'on a vu sur l'écran (une conduite avec marqué BR6 dessus, le message sera quelque chose comme : "BR6 = 6L/sec, acid, pipeline 6") ; parfois délivrant des conclusions mi-figues mi-raisin, absurdes mais vraies (comme "work = work of destruction" ou "adaptation = if acid persists, adapt fish to acid, make acid-fish") ; parfois commémoratifs ("In memorandum of Hirsohmia and Nagasaki, august 6 and 8/1945"). 

Et entre cela, des plans fixes, images de ruines dans lesquelles on progresse par violents raccords dans l'axe, et qui sont, on le comprend ensuite, la centrale de Tchernobyl où l'on cherche désespérement des yeux le carcan de béton supposé protecteur, ou un immeuble vide qui va être démoli en s'aspirant lui-même dans un nuage de fumée grise ; images de chantier, les fascinants entrecroisements des marques des pneus des véhicules dans la terre grasse ("caterpilar = death for earthworn") ; d'une forêt aux arbres marqués de chiffres blancs ; d'un lac à l'eau marronasse.

L'humain n'intervient jamais humainement : via la machine : celle qui va découper méthodiquement l'arbre en morceau en quelques secondes (et l'on n'en voit que le bras mécanique et habile) ; via des mains gantées et professionnelles (remplissant des tubes à essai d'eau, découpant un cerveau humain en lamelles sanglantes) ; via un corps mécanisé (faisant des signes avec rigidité à un hélicoptère pour que celui-ci se dirige vers la piste). 

On passe d'une séquence à l'autre par un lien ténu quoiqu'existant, mais qui choque par son arbitraire - comme un dictionnaire de fou, ou la cohérence n'a pas sa place, ou plutôt, où il n'y a pas d'hésitation à choisir un mot plutôt qu'un autre, selon des criètres qui échappent mais que l'on tente en vain de comprendre. Pourtant le film fait joyeusement le tour des capacités humaines à faire des conneries : destruction d'immeuble, mine antipersonnelle (guerre), Tchernobyl, Hiroshima (nucléaire), érosion, pipeline, déforestation, pollution de l'eau. On finit sur un amphi de médecine vide que seul peuplent un écran allumé et blanc, et un cerveau coupé en rondelles : en plus des sons lancinants - répétitifs quoiqu'avec des variations - désagréables, métalliques, aigus, machiniques, obsédants (surtout les touches des lettres jaunes), le fim impose vraiment son rythme et ses images, constatant de façon parcellaire - mais affirmant du même coup qu'un vision globale n'est pas permise, serait déformée, artificielle - mais selon un principe absurde et incontrôlable. A l'image du monde que l'homme (fou) construit, en somme.

nota : on pourrait penser que l'on n'a affaire qu'à une caricature du réel. C'est-à-dire qu'en s'attachant à un détail, ce détail, qui a un sens dans un contexte, apparaît absurde - voire risible. Mais la façon dont le film est fait évite cet écueil : on a plus affaire à des condencés représentatifs, c'est-à-dire qu'aussi serrée et difficile à suivre que soit la structure du film, non seulement elle ne nous perd jamais, mais en plus elle s'arrête sans cesse à des choses qui suggèrent bien plus que ce qu'elles sont. Le film fonctionne par appel à voir plus large - par métonymie, si l'on veut (ou par synecdoque, j'ai toujours eu du mal à faire la différence). Cela le distingue nettement de Good and Evil ou Life in Denmark de Jorgen Leth, bien que leurs structures systématiques puissent amener à faire le rapprochement : du coup les films de Leth jouent sur l'humour noire, tandis que Trautman est bien plus inquiétant. Il pousse plus à s'interroger sur des liens en apparence illogiques, mais que le film crée et laisse flotter (comme des cerveaux dans du formol) après que les lumières se soient rallumées. 

[pour voir le film --> Viméo]

segunda-feira, 18 de outubro de 2010

Microfilms (19/02/89)

Serge Daney reçoit Jean-Claude Biette


Comment parler d'un film ? La critique de cinéma en 1989

Biette propose de replacer le films dans le déroulement d'une histoire mouvante du cinéma, parce que le film n'est pas un objet fermé, même s'il doit être considéré comme ayant, forcément, des caractéristiques propres. Mais cela pose des problèmes, à cause de la multiplication des films (que voir, comment voir, selon quelle ligne directrice ?) et à cause de la muséification des classiques qui sont érigés en valeurs sûres (pour résister à l'impression de perdre pied), mais qui du coup sont intouchables, incriticables, figés. Biette et Daney défendent l'idée que pour un moment (un plan, une séquence) qui restera, ce qui l'entoure peut être médiocre. 

Biette : Ce qui compte, c'est le rapport entre l'objet tel qu'il apparaît au moment ou il apparaît, et puis l'idée du cinéma sur laquelle il est né, il se fonde. Et cette idée du cinéma, quels rapports elle a avec le cinéma antérieur. Non pas pour avoir une sorte de garantie de qualité, mais parce que le cinéma ne naît pas comme ça de rien. Dans chaque film ou chez chaque auteur - chaque personne qui fait un film, aussi loin que soit sa culture de cinémathèque -, participe quand même d'un mode d'écriture souvent automatique, qui est en fait très très culturelle et que l'on peut complètement déchiffrer comme étape d'une culture cinématographique. Même les gens qui se veulent les plus sauvages ont quand même un mode de fabrication d'un film qui vient d'une digestion des films antérieurs. Donc je pense que ce qui est intéressant dans un film, c'est d'essayer de dégager cette idée du cinéma qui peut être très consciente chez le cinéaste, mais qui peut aussi être très inconsciente, et qu'elle soit consciente ou qu'elle soit inconsciente - elle peut être aussi intéressante dans un cas comme dans l'autre, si cette idée de film on la dégage en même temps que ce qu'est l'objet film tel qu'il apparaît. Bon, c'est peut-être un peu compliqué ce que je dis là, mais je pense qu'il ne faut jamais perdre de vue qu'il y a un mouvement vivant qui est celui du cinéma, et puis il y a le film qui apparaît, et que le film ça n'est jamais un objet fermé. Peut être que de la part du cinéaste il peut désirer de faire un objet clos et fermé, mais quand même il appartient à un mouvement du cinéma. Reste la question, est-ce que c'est encore possible aujourd'hui ? Moi je pense que oui.
Il y a plusieurs difficultés qui s'opposent à cette possibilité de critiquer comme ça.
-> le fait qu'il n'y ait plus de fil directeur qui permette de considérer un mouvement du cinéma (comme pouvait l'avoir les gens de leurs générations, même si c'était fantasmatique)
-> le fait qu'il y a une multiplication des films qu'il est possible de voir. Enormément de films récents, de plus en plus de films anciens. 
-> Les gens, paumés, se tournent vers les films anciens comme des valeurs sûrs, donc ils les muséifient, il y a le développement d'une piété fétichiste des classiques, incriticables, indiscutables. Biette et Daney défendent l'idée que l'on puisse critiquer les classiques, de la même façon qu'ils défendent l'idée que l'on puisse critiquer le film d'un réalisateur contemportain reconnu (il faut sans cesse nuancer !)
Biette : Les gens sont complètement impressionnés par l'idée qu'un chef-d'oeuvre ça doit être parfait, qu'un grand film ça doit être parfait. C'est pas vrai du tout. Il y a quelqu'un qui nous donne un exemple de ça très souvent, c'est Renoir. Et il le disait lui-même : ce qui est important, c'est qu'il y ait des scènes formidables dans un film, et que les scènes formidables et les scènes moins bien, bin tout ça ça fait un tout qui est vivant, et qui donne envie de voir et de revoir le film.
Daney : Contre la conception du produit nickel, ou il n'y a rien à redire. Chez Godard il y a plein de scènes épouvantables, rances, qui ne marchent pas. Mais on oublie complètement les choses pas bien, et on se rappelle des scènes formidables.

***

C'est quoi une idée du cinéma ? Le cinéma et le monde

C'est trouver ce qu'il y a de cinématographique dans le monde. Le monde change, le cinéma aussi, qu'est-ce que le cinéma peut enregistrer ? L'indéchiffrabilité des relations sociales - donc l'invisible, ce qui est invisible à force de visibilité à outrance (média, télé...). Le cinéma devient un moyen de résister à l'opacité du monde, celle qui est cachée par l'apparence qu'il donne de s'offrir sans réserve - alors que les liens entres les choses demeurent obscurs, et le sont même de plus en plus. C'est ça que le cinéma peut explorer. Biette propose le montage, par opposition à la plasticité du plan. Daney rappelle avec que le montage, c'est mettre les choses ensemble : avec quoi mettre le cinéma ?

Biette : C'est quelque chose qui permettrait dans un même mouvement de digérer une idée de la réalité et de trouver le moyen de le redonner à la fois à travers une idée d'ensemble du film, une idée globale du film, une idée prospective du film, que l'on peut avoir quand l'on peut avoir quand on imagine un film, et dans le détail d'une séquence 
Daney : donc ce serait à la fois voir quelque chose, montrer ce que l'on a vu, et faire en sorte que ce qui est montré est montré dans le tableau et dans le détail.
Biette : Oui c'est ça, c'est-à-dire, c'est une manière de digérer la réalité, déjà d'une manière cinématographique.
Daney : On pourrait dire, voir dans la réalité ce qui en réalité est du cinéma. Et comme la réalité change, le cinéma change aussi (...)
Daney : On sait plus très bien donc ce qui dans la vie, dans la société, dans les choses telles qu'elles sont, seraient enregistrables en tant que c'est déjà du cinéma, en tant que ça appelle la caméra et le magnéto
Biette : Pour moi, ça serait la simultanéité des cultures, le caractère de plus en plus indéchiffrable du tissus social, et alors c'est la où ça retrouve violemment le cinéma je trouve, l'invisibilité. Les choses qui sont invisibles. Car il y a de plus en plus de choses qui sont déterminantes pour la vie humaine, et qui relève de l'invisible. De l'invisible par le cinéma, par l'oeil. 
Daney : on pourrait dire que plus les médias et plus la télévision surtout multiplient les signes de visibilités frénétiques et quasiment pornographiques de tout, plus la question de l'invisible - mais pas au sens forcément spiritualiste, mais au sens...
Biette : physique, matériel
Daney : ça ne s'inscrit pas sur la pellicule, ça ne peut que s'induire ou se déduire des jeux des choses visibles, devient ou redevient une question...
Biette : c'est une manière qui pose des limites au cinéma, c'est-à-dire qui pose des questions au cinéma, en tant que quel est le pouvoir du cinéma de montrer ou de ne pas montrer des choses, d'enregistrer ou de ne pas enregistrer des sons, et c'est ce défis que le monde pose au cinéma et à ses capacités d'enregistrement de la réalité matérielle (...)
Daney : il y a aussi un autre mot que l'on pourrait utiliser pour invisible, c'est opacité
Celle des rapport sociaux, à force de ne plus rien vouloir tenir secret, il y a un désir de butter sur quelque chose de mystérieux. D'où le succés de Tarkovski, suppute Daney, mais il lui préfère Moretti
Daney : Mais l'opacité est très étrange puisqu'elle vient du fait que beaucoup plus de choses qu'avant sont visibles. Ou beaucoup plus de choses du monde réel sont dicibles et visibles. Il y a moins de secret, de tabou, de choses comme ça.
Biette : mais le chemin qui mène de l'une à l'autre, lui, est absolument invisible (...) Du fait que la perception du monde est devenue beaucoup plus complexe et beaucoup plus difficile, je pense que ce n'est plus dans un travail sur la plastique ou sur le plan que ça peut se résoudre. C'est peut-êter à la fois avec une mise en rapport des choses qui serait plus subtiles. Disons que j'attend plutôt ça du montage. Je pense que ce qui est important aujourd'huit, c'est la mise en relation de différentes choses dans un film, et que ça relève du montage. Pas du montage au sens de effets de rapidité ou de juxtaposition frénétique qui serait une sorte de métaphore de la vie moderne, pas du tout. Disons qu'en ce moment, un cinéaste qui m'intrigue bcp parce que je pense que l'on peut y apprendre des choses, c'est Eisenstein (...)
J'ai l'impression que c'est quelqu'un qui s'est posé des questions du sens d'un plan par rapport à un autre. Or je pense qu'aujourd'hui, bcp de cinéastes vont dans le sens d'une intensification de l'aspect visuel et plastique des films, et que je crois que ce qui est intéressant à faire mainteannt, c'est à travailler dans le sens de la recherche des effets de sens entre les séquences, entre les plans (...)
Daney : la question de Deleuze elle a toujours été très bien, c'est "avec quoi tu mets ça ? ne me dis pas que tu aimes ça, dis moi avec quoi tu le mets." Et après comment tu fais, et puis est-ce que ça tient le coup (...) C'est le montage qui nous rappellerait que le cinéma s'est tjrs fait avec un très fort sentiment de ses pouvoirs propres, et en même temps avec l'idée qu'il était en dialogue, en phase perpétuelle avec des choses qui n'étaient pas du tout le cinéma, et donc je finirai cette émission avec ce cri que nous partageons : "vive le cinéma impur !" Le problème, c'est avec quoi on le met ?

sábado, 2 de outubro de 2010

Sirk vs Tourneur (ou : la revanche des States)


I walked with a zombie VS Interlude

Deux jeunes héroïnes, pures et bienveillantes, confrontées à la complexité du monde à travers l'amour qu'elles portent à un personnage masculin... Joan la canadienne succombera aux charmes du très british, tout en retenu et fort chevaleresque Paul, plutôt que de se laisser aller du côté de l'enjoué - mais buveur - amerlo Winsley. Exilée elle aussi, mais depuis les States pour la vieille Europe qu'elle a toujours rêvé de connaître (violons), la jeune Helen (flûtes) doit elle aussi choisir entre le tourmenté et bouillonnant chef d'orchestre d'ascendance italienne (crescendo : entrée des cuivres), Tony - et le gentil docteur américain destiné à une carrière honorable dans la gent médicale une fois qu'il aura rejoint son pays natal (saxophone).

Tous ces hommes sont très attentionnés, faisant des pieds et des mains pour éviter aux héroïnes de souffrir (ce qui produit évidemment l'effet inverse), lesquelles héroïnes perdront quelque chose de leur enfance (caractérisé par l'enjouement ou la peur du noir, l'émerveillement et la simplicité, ça dépend si on est dans le mélo ou la terreur, le technicolor ou le black & white) à vouloir aider les hommes qui dans le fond en ont fort besoin. Tout ce beau monde baigne joyeusement dans la culpabilité, l'un d'en aimer une autre alors que sa femme, folle, a besoin de lui ; l'autre d'en aimer une autre alors qu'il n'aime plus sa femme, zombie, et qu'il se croit responsable de son état. Le mélo, fort retord, renvoit tout le monde au bercail en assénant que chacun appartient à son monde, et que les incursions de part et d'autre peuvent, à la rigueur, servir à mieux apprécier ce à quoi l'on est destiné (à savoir, pour Helen, la vie de famille dans une banlieue américaine, à préparer le repas chaque soir en regardant la télé et en lingeant le gosse, lequel se met à hurler alors que le père rentre avec le journal du soir de sa journée de boulot, enlève son chapeau, embrasse sa femme, raconte qu'il fait beau et qu'il a opéré Mrs Smith des amygdales, et qui va fumer une pipe dans son fauteuil en regardant un épisode de Twillight Zone* et **) (non, je n'invente pas, la jeune fille regrette vraiment de ne pas avoir rencontré son docteur au dancing du coin de sa rue à Philadelphia, ou peut-être à la laverie automatique, ou chez le coiffeur, ou dans les toilettes du centre commercial, je ne sais plus). Le film de terreur est de son côté plus optimiste côté mélanges culturels, même si la relation de Paul et Joan ne commence pas sous l'égide des plus belles auspices (il a tout de même fallu attendre que le frère tue la femme puis meure à son tour - ce à quoi ne pu se résoudre la trop innocente Helen, alors qu'il suffisait pourtant de laisser les choses couler***), et que le Canada à plus à voir avec les States que l'Italie et l'Allemagne (faut-il croire).

Question : est-ce que le début de The hours a à voir avec la poursuite finale et apocalyptique de la fin de Interlude ?



* pitié, n'en jetez plus. On dirait Sinatra prenant Novak échappée de Bell, Book and Candle (et non de Vertigo) par l'épaule pour construire un foyer imaginaire en rêvassant face à une vitrine où est exposée une cuisine aménagée.  

** L'épisode en question serait de Tourneur bien sûr : A night call

*** D'ailleurs, l'eau fait peur dans les deux cas : mer des tropiques rendu magnifique par les éclats lumineux de - nous l'apprenons grâce à l'intervention du sympathique Paul - petits organismes en putréfaction, où a fait naufrage le navire qui apportait les esclaves, qui est symbole d'amour et de douleur (Joan va de nuit déclarer sa flamme à l'océan ; le frère s'y noit ; la figure de proue sauvée des eaux est un martyr) mais n'en est pas moins là à ne pouvoir être jugé (on y pêche pour subsister - et on y trouve des cadavres). Côté mélo, l'eau coule comme le temps passe, et subsiste à la durée du film : le dernier plan montre évidemment la rivière (mais c'est un crédo du genre : au hasard, Some Came Running, The Cobweb). Mais la rivière est aussi passage, décision à prendre : Helen enlevant ses chaussures pour se jeter à la suite de la femme de Tony, en laissant flotter autour d'elle comme une vraie Ophélie sa longue robe blanche, devient une femme, une vraie, du genre de celle qui sait prendre son destin en main (pour le poser sur l'épaule du premier homme qui passe, mais c'est un autre débat)

Arnold Böcklin / Jacques Tourneur

(L'île des Morts / I Walked With a Zombie)


L'île des morts (Arnold Böcklin)



Première apparition du tableau, le médecin donne ses instructions à la nouvelle infirmière. Rien que de très normal, si ce n'est qu'elle lui demande ce qu'est un "zombie" - et qu'on pourra noter les ombres en arabesques. 
La deuxième fois, Frances Dee tire soigneusement les rideaux qui la séparent de la malade. Mais, point de vue de la caméra oblige,  c'est plutôt elle qui semble ainsi transportée dans un monde flou et mystérieux... le tableau à l'arriète-plan vient le souligner, au cas où. Et Paul attend pour entrer dans la pièce que le rideau nimbe l'image.





La conversation qui suit entre les deux amoureux met en évidence les doutes de     Paul : 
- "Winsley makes me responsible for Jessica's illness."
- "Oh Paul ! You couldn't have done that !"
- "I don't know... I don't know."
Et il fait à cet instant entrer le tableau dans l'image en tournant le dos pour arpenter la pièce d'un air préoccupé.


Le vent fait flotter avec légèreté le rideau, et le voilà qui fait vibrer les cordes de la harpe dont une douce mélodie s'échappe... on notera la composition magnifique du cadre, l'ombre noire des objets au premier plan, cette avancée sombre de la hampe de la harpe, l'accroche du lit sur la gauche, et encadrée de tout cela, l'héroïne qui dort, veillée par les ombres en arabesques qui strient le tableau.