avec Michael Fassbender, Carey Mulligan
Steve
McQueen, après le très salué Hunger, sort en salle son
deuxième film. Dans Shame, il profite sans retenu du corps de
Michael Fassbender : l'acteur y campe Brandon, un trentenaire
new-yorkais et... sex-addict. Quand sa soeur Sissy – une Carey
Mulligan sortant tout droit de sa vie pas très rose dans Drive
de Nicolas Winding Refn – débarque avec son écharpe rouge au
milieu de la routine bien roulée des étreintes anonymes et des
films de culs, Brandon débande. Dur.
Le spectateur français qui a regardé l'affiche avant d'entrer dans
la salle retrouve, dans le premier plan du film, la main immobile de
Brandon à moitié masquée par le drap, déposée indécise à la
limite du sexe. Le plan en plongée montre un corps offert, mais dont
le drap permet de respecter la pudeur. Ainsi, si la caméra
accompagne Brandon, c'est comme témoin discret, ne prétendant pas
percer un passé qu'il se refuse à dire et qui semble décider de
son besoin d'étreintes sans lendemain. Elle veille sur lui avant
qu'il n'ouvre les yeux et demeure immobile après qu'il a quitté son
lit, en lui laissant le soin d'ouvrir les rideaux pour faire entrer
la lumière dans l'image : la honte qu'il laisse derrière lui – le
titre vient s'inscrire à l'endroit même où reposait son corps –
ne semble apparaître que parce qu'il l'a permis. Observé, Brandon
reste maître d'actions qui échappent à l'image ; jugé, il ne
l'est que par les autres personnages du film ; enfermé, il ne l'est
pas par le cadre, qu'il déborde sans cesse, mais par l'implacable
architecture de la ville – qui ne fait que refléter la névrose
dans laquelle il se débat.
Car malgré la situation sociale avantageuse où il se trouve (bon
boulot, belle gueule, et célibataire de surcroît), Brandon ne
semble parvenir ni à s'extraire des trajets répétitifs dictés par
le métro, ni des cadres d'aciers et de verre où il évolue
quotidiennement. La répétition dicte son comportement : dans la
première séquence, c'est à peine s'il est possible de distinguer
l'une de l'autre les deux aventures sexuelles, les deux réveils
matinaux, les deux écoutes du répondeur sur laquelle se fait
entendre la même voix plaintive. Et lorsqu'il voit un couple
s'exhiber en levrette à une porte-fenêtre, il s'empresse de répéter
l'expérience. Il n'est pas seulement inapte à vivre un présent
continu, mais à vivre un présent tout court, puisque de son propre
aveux il aurait préféré être musicien dans les années 1960. La
musique, d'ailleurs, lorsqu'elle se fait épique pour accompagner un
échange de regards avec une femme inconnue dans le métro, contribue
encore une fois à le dissocier d'une réalité quotidienne : là où
l'image ne montre que la scène triviale d'un homme qui finit par
suivre une femme, la musique introduit un caractère héroïque dont
l'on ne sait trop s'il faut rire ou pleurer.
L'irruption de la sœur de Brandon, Sissy, vient perturber ce
parfait enchaînement de répétition et de détachement du monde.
Dans une séquence magistrale, Brandon balance avec rage sa montagne
de porno dont l'accumulation est rendue palpable par les plans
précipités. La chanson New-York New-York interprétée avec
une lenteur mélancolique par Sissy fait venir aux yeux de Brandon
une larme que l'on pourrait espérer salvatrice. Mais pour Brandon
« les actions comptent, pas les mots », et le long plan
où le frère et la sœur discutent, de dos, tandis que dans
profondeur de champ l'enfance prend la forme flouté du dessin animé
Félix le chat, n'aboutira qu'à une scission plus profonde. Le désir
d'auto-destruction du personnage le conduira d'étreintes en
étreintes, hétéro, homosexuelles, ou multiples ; la ville d'abord
bleu acier tournera au rouge sang des feux rouges et des éclairages
de boîtes interlopes. Il court de droite à gauche dans un plan dont
la caméra finira par le laisser filer, en restant arrêté au feu
rouge ; il court de gauche à droite pour retourner tout de même
vers sa sœur. Lorsqu'il s'arrête, c'est auprès des lugubres
morceaux de ponton émergeant encore sur le dock où mirent pied à
terre les survivants du Titanic : il a encore la tête hors de l'eau,
mais tout juste. Pourtant, on ne saura pas si la répétition à la
fin du film de la scène inaugurale du métro se finit ou non de la
même façon. Incertitude pour le spectateur, mais c'est maintenant à
Brandon de choisir.