Les
phalanges creusées des longs doigts maigres se replient sur le lourd
tissu opaque du rideau, qui frémit puis s’incurve en ombres
drapées ; le personnage écarte le rideau et son visage apparaît,
émacié, les traits encore plus accusés dans leur encadrement
d’ombre et de lumière ; l’arête du nez rehaussée d’une mince
ligne lumineuse surgit d’un triangle sombre avalant les orbites et
s’étirant sinueusement jusqu’aux joues ; les limites floues du
visage sont mordues irrégulièrement par les ombres portées des
ramifications des plantes, dentelures hachées comme des pinacles se
découpant sur le bleu uniforme intense du crépuscule pendant que la
cathédrale se massifie dans l’ombre, la délicate préciosité des
gâbles et des voussures de plus en plus en retrait, noircies,
quelques reflets éblouissant encore, accrochés à un vitrail rougi,
éclat tremblotant un instant puis s’éteignant brusquement, gris :
l’image est en noir et blanc. Le personnage referme délicatement
sa main autour de la gâchette d’un arrosoir qu’il soulève avec
délicatesse et asperge les feuilles de fines gouttelettes (glissant,
accrochant des éclats de lumière blanche). Le personnage soudain
esquisse un léger sursaut et ses yeux tressautant sur la droite
apparaissent un instant immensément blanc. Il pose l’arrosoir et
se tourne, puis s’éloigne, dans l’image toujours limitée à
droite par le rideau et striée par le délicat entrecroisement des
plantes apparaît un bureau aux minces pieds élancés sur lequel
repose un téléphone à l’ancienne (le cadran arrondi qu’il faut
faire tourner de l’index et qui chaque fois revient dans le même
irrégulier et aigu cliquettement) dont le personnage tient
maintenant l’écouteur, écoutant, disant
allo
oui
oui
le
cinq mars ?
tâtonnant
de la main sur le bureau se saisissant d’un stylo ouvrant
à
six heures ?
un
carnet de moleskine noir d’où dépassent quelques feuillets
feuilletant un instant
très
bien
faisant
glisser du pouce le capuchon du stylo tombant roulant s’immobilisant
au creux de la double page ouverte griffonnant quelque chose sur
l’une des pages
c’est
noté
faisant
tourner le stylo entre ses doigts pour libérer
merci
le
pouce et l’index attrapant
au
revoir
le
capuchon – l’autre main reposant le combiné prenant le capuchon
refermant reposant le stylo s’éloignant du bureau, son visage de
nouveau accusé d’ombre et de lumière, ses yeux à peine distincts
sous l'arcade en saillie du sourcil suivant les gouttelettes d’eau
projetées par l’arrosoir, glissant le long des feuilles le long
des nervures, délicatement, striant le cadre, accrochant des éclats
fugaces de lumière, disparaissant
[coupez
!]
Et
la pièce ne fut non pas envahie de lumière mais de quelque chose
d’aussi visible mais d’aussi plus palpable, quoiqu’immatériel
; un mouvement subit surgit de chaque partie de la pièce ;
respirations retenues relâchées ; explosion silencieuse et
chaleureuse d’énergies contenues. Aussitôt : ça donnait quoi au
son ? – elle est bonne – tu n’as pas eu l’avion ? – si au
début, on peut arranger ça – au cadre ? – je veux bien la
refaire – ok, on enchaîne ! – [A] ? – oui ? – au jeu ? –
c’était bien, un peu moins lent au début si tu peux André, tu
sais, regarder moins longtemps les plantes ? – oui – tous en
place ! – le rideau ?
Quelqu’un
va replacer le rideau en se faufilant entre les pieds des projecteurs
et en enjambant les câbles entrelacés (comme ça ? – encore un
peu... top ! c’est bon !) ; se faufilant de nouveau dans l’autre
sens après avoir refermé replacé (le carnet) (sur le bureau) (le
stylo), câbles, projecteurs, entrebâillement noir où s’engouffrer
; derrière par contraste avec tous les éclats de lumières il fait
sombre, il est difficile de discerner l’acteur attendant immobile,
tête penchée vers le sol, ramassé sur lui-même, de faire son
entrée ; l’obscurité encore plus assombrie quand [M] se découpe
à son tour dans l’entrebâillement pour se frayer un passage
jusqu’à la caméra, tenant le clap d’une main une craie dans
l’autre, effaçant du revers de la main un chiffre inscrit à la
craie, il dit
tout
le monde en place
écrit
un chiffre sur l’ardoise met la craie dans sa poche, dit
son
demandé
ok
moteur
demandé
ok
séquence
une premier plan troisième
écartant
du clap la baguette inférieure striée noire et blanche la relève
vivement puis l’écarte dès que le son sec a retenti ; et de
nouveau il évite les projecteurs et les câbles, se découpe dans
l’ouverture du rideau, le plancher craque sous ses pas, il
s’immobilise dans une position d’acrobate suspendu comme pour
combattre la pesanteur, son poids, aérien sur son fil jusqu’au
bout [action]
de la prise [l’acteur lève
la tête et se dirige vers l’échancrure lumineuse du rideau],
tous les muscles tendus dans cette [il
pénètre dans la pièce on entend]
position qu’il ne s’agit plus maintenant de quitter [ses
pas sur les carreaux puis]
afin de ne pas risquer de produire [le
froissement de tissu du rideau écarté]
un craquement intempestif ; attentif au moindre bruit : [puis
le silence]
grondement indistinct des [quelques
instants]
voitures, criaillement d’un enfant, [brusquement
rompu par] grincement
[le bruit de l’eau] d’une
grille, craquement du plancher, gargouillement des ventres,
[projetée, les gouttelettes
heurtant les feuilles]
respirations retenues [puis
cessant] exhalées
lèvres à demi ouvertes pour opposer au souffle [un
bref frottement]
une résistance minimale, tous suspendus au même fil [de
tissu, des pas]
de silence, attentifs [de
nouveau]
aux mêmes froissements d’étoffes [une
chaise heurtée crissant doucement contre le sol en même] figés
comme des statues nimbées de la lueur grisâtre de l’écran.
[temps que retentit nettement
le tintement du téléphone] [A]
fixe intensément [décroché]
les images, et la pâleur de son visage [allo]
s’assombrit
derrière [oui]
l’ombre du casque qui [oui]
lui couvre les oreilles comme un trait d’encre de chine [un
froissement de papier],
à ses côtés [le cinq mars]
surgissent des visages [à six
heures]
attentifs comme dans ces films de guerre où
[le
frottement indistinct et
irrégulier du stylo] le
noir envahit l’écran au point qu’il n’est plus possible de
discerner si le film est ou non
en
couleur, le
son seul, – [très bien] des
roucoulements d’oiseaux nocturnes, des cliquètements [c’est
noté] d’élytres
d’insecte frottées l’une contre l’autre, [merci]
des
froissements de feuilles, l’écoulement de l’eau – soutenant
l’attention [au revoir]
du spectateur enfermé dans la même moiteur obscure que [choc
et tintement] l’écran,
[du récepteur] il
croit [reposé] percevoir
une reptation, [pas] mais
c’est lorsque ses sens surexcités transmettent des impulsions
immédiatement [gouttelettes]
surinterprétées (là sur la droite ce frottement ce craquement
[gouttes] au
fond cet éclat de lune occulté par le balancement [silence]
d’une
feuille est-ce le vent ?) qui dispersent son attention, la rendent
sautillante d’un point à un autre, ne faisant plus la distinction
immédiate entre le haussement d’épaule du spectateur voisin, le
craquement du plancher, le froissement d’étoffe le frissonnement
des feuilles et là : au premier plan le visage argenté par la lueur
de la lune d’un soldat, mangé par l’ombre du casque qui ne
laisse briller que les prunelles et l’éclat carnassier des dents
que les lèvres tremblotantes laissent apercevoir par [coupez]
saccades.
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