Les
limos et l'officiel
Descendre
à Cannes en prenant le train de nuit, c'est déjà avoir la
possibilité de se réveiller devant un écran : celui,
transparent, derrière lequel le soleil se lèves et éclabousse de
rouge les falaises émergeant des eaux bleus de la Méditerranée. On
a suffisamment parlé des relations entre le 7ème Art et les
déplacements ferroviaires. Mais une fois à Cannes, le petit train
qui longe la Croisette est monté sur pneu. Ce sont les voitures
noires et luisantes du festival qui font pulser pour quelques jours,
silencieusement, ce cœur de la cinéphilie mondiale. Et il faut
rentrer dans les salles pour savoir ce qui se passe derrière leurs
vitres fumées, puisque les voitures de luxe sont à l'honneur dans
cette édition du festival de Cannes.
Dans
Cosmopolis de Cronenberg, par exemple : le
film, adapté du livre éponyme de l'auteur américain DeLillo, se
passe en effet intégralement à l'intérieur d'une limousine –
« limo », selon l'expression
même du réalisateur. La voiture joue son rôle d'écran ambulant
dont ne sort pas le personnage joué par Robert Pattinson, magna de
la finance dirigeant le monde de l'offre et de la demande. Le film
contemporain (tiré du livre prophétique de DeLillo) montre
comment le dialogue et la capacité à être chez soi partout, même
en mouvement, peuvent permettre de diriger le monde.
Le
diriger – ou le transmettre. C'est en tout cas la
thèse de On the Road, puisque seule la vadrouille
auto-stoppeuse à travers les grands espaces américains semble
permettre au personnage principal, aspirant écrivain, d'écrire son
époque. Mais l'adaptation du livre de Kerouac a beau avoir trouvé
en Walter Salles l'idéal amoureux de road movies – puisqu'il
s'était déjà essayé au genre avec Carnet de Voyage en 2004
ou Central do Brasil en 1998 –, le réalisateur ne parvient
à insuffler au film qu'une nostalgie post-adolescente quelque peu
simplette, sans rendre justice à l'enthousiasme littéraire,
révolutionnaire, vivifiant et complexe de la Beat Generation.
Le réalisateur brésilien s'est adapté sans réelle nuance à
toutes les errances (bus, moto, stop ou voiture) existentialistes de
ses personnages, partis à la découverte de leur nature profonde :
qu'il s'agisse d'Ernesto Guevara se découvrant Che révolutionnaire
sur les routes de la Bolivie ; de Josué partant à la recherche
de sa famille dans le sertão brésilien ; ou de Sal
finissant enfin par se mettre à écrire, trouvant (comme Proust dont
La Recherche traverse pesamment le film), son sujet. Il n'y a
cependant pas que des mauvais côtés à ce film qui donne
nostalgiquement envie de parcourir les grands espaces américains des
années 50, et d'en redécouvrir les enflammés et désespérés
écrivains qui en furent les témoins. Le brio des envolées de
caméra laisse pantois, même si la maestria paraît parfois vaine.
Et puis l'oeuvre filmique se permet tout de même de réfléchir sur
son rapport à l'écriture : s'ouvrant sur un écran noir et une
chanson a capela, le film se clôt sur les derniers mots que
Kerouac a écrit sur le fameux rouleau où il a rédigé On The
Road d'un seul paragraphe. De
l'oral à l'écrit, de l'absence d'image à l'image de l'écriture,
avec au milieu la vie – le mouvement, la route.
L'Amérique
du Sud en lenteur et en politique
Ces
films motorisés cependant font partie du côté sélectif de la
Croisette – que votre humble serviteur non accréditée préfère
aller voir en métro à Paris, histoire d'être autorisée à entrer
dans la salle. Cannes a beau être un festival gratuit, il vaut en
effet mieux avoir joué dans un film pour pouvoir entrer dans le
Palais des Festival en foulant le prestigieux tapis rouge. Le simple
péquin reste au bas des marches, où il ne s'agit pourtant pas de
négliger de réserver la place de son escabeau. À moins qu'il ne se
contente de regarder la restransmission de la cérémonie, en
s'intéressant vaguement au palmarès d'une année bien peu
surprenante... Heureusement que Cannes Cinéphiles propose,
dans des salles moins centrales et moins courues, des programmations
tout à fait passionnantes, depuis la Quinzaine des Réalisateurs à
la Semaine de la Critique, en passant par la programmation de l'Acid,
du festival des Antipodes ou Visions Sociales. Des films issus
d'horizons extrêmement différents, qu'il s'agisse de géographie,
de culture, de style ou de propos.
On
peut par exemple voir cinq jeunes délinquants argentins de Los
Salvajes errants (à pied) dans des plaines
désertiques, tuant tout ce qui sur leur passage menace leur survis,
et devenant peu-à-peu aussi violemment proche de la nature qu'ils le
sont naturellement de la violence. La musique des deux frères
Chotsourian – électro assourdi et grésillante sur fond de samples
entêtants – procure au film une mystérieuse et sombre atmosphère.
Elle soutient l'oppression que la proximité des corps et leur
enfermement dans l'absence de profondeur de champ produit à l'image.
Pourtant, la caméra de Julián Apezteguia,
glissant avec grâce et lenteur sur l'espace de végétaux hostiles,
a autant de mérite à borner dans un paysage l’exiguïté d'une
perspective, qu'à libérer pour le temps d'une séquence un corps
ondulant sous l'eau avec grâce. Le réalisateur Alejandro Fardel
réussi là un magistral premier film, soutenu avec brio par des
comédiens non-professionnels (à l'exception de latrès bonne Sofía
Brito), récupérés aux abords de Buenos Aires lors d'un casting
géant.
Argentin
lui aussi, mais s'intéressant à la période de la dictature,
Infancia Clandestina
de Benjamin Ávila (Quinzaine des Réalisateurs) a reçu une
« standing ovation » d'une bonne quinzaine de minutes.
Basé sur l'enfance du réalisateur – qui avait du mal à retenir
ses larmes au milieu de l'enthousiasme de la salle, la suscitant
ainsi d'autant plus –, le film raconte, du point de vue d'un enfant
d'une douzaine d'année, le quotidien d'une famille de
révolutionnaire ayant choisi de risquer leur vie contre le régime
militaire (le sujet est dans l'actualité : on peut lire le
récemment paru Mapuche de Caryl Férey, roman policier lui
aussi situé sous la dictature). Relativement classique au niveau de
la narration (l'histoire d'amour entre le gamin et une jeune camarade
d'école est tout de même curieuse vu l'âge des protagonistes), et
quelque peu plombant lors des scènes émotionnelles (au ralenti), le
film peu faire penser à une copie rajeunie d'À bout de course
de Sidney Lumett, River Phoenix malheureusement en moins. Infancia
Clandestina bénéficie cependant d'une certaine inventivité
graphique : les rêves, fantasmes et souvenirs lointains de
l'enfant sont en effet présentés en animation, dans un saccadé
habilement impressionniste. Et surtout, certains dialogues, notamment
ceux mettant en scène l'oncle Beto (Ernesto Alterio) sont de vrais
pépites : depuis la gouaille rageuse dans ses échanges sur la
conception de la vie que doit mener un révolutionnaire (profiter de
la vie tant qu'elle est là), jusqu'à ses délicats conseils à son
neveu quant à la façon de savourer les filles (comme des
cacahouètes au chocolat). Dommage que, pour le coup, la musique y
soit aussi prégnante...
Une
autre co-production latino-américaine devrait attirer les regards :
le premier film de Júlia Murat, Historias
que só existem
quando lembradas (ce qui signifie, en portugais du Brésil :
« les histoires n'existent que lorsqu'on s'en souvient »).
Dans un village où seuls des vieux semblent vivre immuablement une
vie réglée à la seconde près : chaque matin, Madalena
(magnifique Sonia Guedes) se lève avant l'aurore pour faire ses
petits pains, les porte en suivant la voie de chemin de fer jusqu'au
village, pour les déposer sur les étagère d'Antonio, qui les
enlève dans un ballet taquin afin qu'elle les remette, puis tout
deux vont s'asseoir pour boire le café en répétant sur la météo
la même chose que la veille. L'histoire – le conte – manque
cruellement d'élément déclencheur. En fait de déclencheur, ce
sera celui d'un appareil photo : la jeune Rita entreprend en
effet de venir photographier le village et ses habitants,
s'introduisant progressivement dans cette routine si bien rodée, en
la perturbant évidemment quelque peu. Les habitants redécouvrent
leurs visages, se souviennent de photos passées, et vont jusqu'à
ressortir le phonographe afin d'organiser un bal. Danse partagée,
mais hors du temps, en réponse à celle solitaire et contemporaine
de Rita écoutant Franz Ferdinand avec ses écouteurs au milieu d'une
nuit noire. La jeune fille enquête, se demande pourquoi personne ne
semble être mort depuis quarante ans, et dans des plans fixes à la
composition et à la lumière très travaillées, dévoile à l'écran
la beauté des lieux et des visages. Des gestes ancestraux, les sons
et les couleurs de la nature se révèlent avec la lenteur douce
d'une photographie dans son bain de développement.
Aux
antipodes : films australiens
Film
très théâtral – d'ailleurs adapté d'une pièce – Face
to face de Michael Rymer se veut méthodique et pédagogique :
il s'agit de montrer une façon de résoudre les conflits qui se base
sur la réunion des protagonistes, les échanges et les confessions
qui s'ensuivent. Le coupable, un jeune homme aux violents accès de
colère, embouti la voiture de son patron après que celui-ci l'a
viré. Au fur et à mesure, il apparaît que sa colère, aussi
disproportionnée soit-elle, connaît de multiples explications –
psychologiques, traumatiques, sociales – faisant intervenir toutes
les personnes présentes. L'histoire initiale se déplie en de
complexes ramifications, puisant dans un passé lointain ou la
situation immédiate, allant chercher du côté des frasques
sexuelles du patron, du sentiment d'injustice de ses employés, d'un
père violent... Ces histoires qui ne paraissaient pas avoir de lien
entre elle, par les réactions qu'elles produisent chez les
personnages en s'adaptant à leur caractère, sont finalement toutes
imbriquées. Et au milieu de ce déballage parfois
sentimentalo-simpliste – mais toujours issu d'une bonne volonté de
transparence de la part des personnages – le modérateur relance le
jeu, calme les esprits, rappelle chacun au rôle qu'il a accepté de
jouer. Si un accord à l'amiable est trouvé, engageant chacun des
présents à faire évoluer son comportement de manière à ce que la
roue se mette de nouveau à tourner, le coupable initial échappera à
un séjour en prison qui le transformerait probablement en criminel
endurci. On croit à la rédemption, en somme, si les possibilités
sont réunies pour que le repentir puisse s'exercer concrètement et
selon un accord convenu. Et ce n'est pas seulement le coupable qui
doit promettre de s'amender. Le film repose en effet sur le ressort
comique de la répétition et de la révélation des côtés obscurs
des personnages en présence : et en douze jours de tournage,
quasiment en huis clos puisqu'à part quelques rares flash-back tout
se passe dans la salle dont les protagonistes sont tenus de ne pas
sortir, on peut penser que l'activité laborieuse a eu son effet sur
les alternances de tension-rigolade qui se propagent aussi aux
spectateurs. Le prochain film du réalisateur devrait parler d'un
joueur de foot australien... travesti. À suivre.
Et
pour finir...
Ce
ne fut pas le film de clôture du festival, mais The End porte
cependant fort bien le titre de la longue, déstructurée et
provocatrice chanson des Doors. Produit dans un Maroc dont la censure
n'a pourtant pas tendance à laisser passer ce genre de film, il a
été réalisé par un autodidacte néophyte, Hicham Lasri, auquel sa
productrice envisage de laisser carte blanche pour son film suivant.
Audacieux, au vu du style surréaliste de ce film en noir et blanc,
qui commence par une image inversée du monde... Il faut dire que le
sujet se prête à toutes les inversions : l'histoire a lieu à
Casablanca, pendant les quelques jours précédant la mort du roi du
Maroc, Hassan II ; elle montre les frontières trouble entre
pouvoir et torture, entre propagande et oppression ; elle se
base sur l'expectative, cet état de non-lieu qui caractérise le
passage d'un ordre à un autre. Le personnage principal, Mikha,
squelettique est immense, n'en a pourtant pas grand chose à faire de
cet état politique : perdu, alcoolique, drogué (la première
scène le montre assis sur des chiottes au-dessus d'une cheminée
immense où la police brûle le hashish – il disparaît dans la
fumée), il n'a que l'obsession de s'enfuir avec Rita, que des
chaines entravent. Chaines réelles qui cliquettent tout au long du
film, et chaines protectrices de ses « frères », quatuor
de Pieds Nickelés braquant au gré de leurs envies les petits
commerçants de la ville. Mikha n'aura de cesse de tenter de
s'intégrer à ce groupe en marge de la légalité, à la frontière
de la folie, prêt à supporter pour cela tous les bizutages. Prêt
aussi à passer outre l'emprise protectrice du chef de la police,
Daoud, le « dogue
du pouvoir ».Personnage ambiguë, capable de
débrancher son sonotone pour ne pas entendre les hurlements de celui
qu'il torture, comme de maintenir en vie une femme que la paralysie
tient aussi enchaînée que Rita. La caméra virevolte tandis que
l'intrigue se noue, s'enroulant autour des personnages, montrant des
images qui regorgent de trouvailles visuelles. Les plans sont longs
et le rythme est rapide, comme si le spectateur se retrouve dans un
entre-deux de la temporalité, confronté à un monde poétique et
violent, stylisé et réel, drôle et tragique ; complexe.
J'aimerai avoir ta plume... Merci pour le panorama brésilien + ton "éveil d'impressions joyeuses en arrivant à Cannes". Du train à la voiture, je suis fan car pour moi aussi, ce train a une majestueuse "scenic view" sur la "french riviera"... ;-)
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