sexta-feira, 8 de fevereiro de 2013

Lisboa #3


L'étudiant regarda le tramway s'arrêter, tout en bas, au loin, près du fleuve, la forme jaune, minuscule, immobile dans l'encadrement de deux immeubles gris, et derrière, la ligne irrégulière, hachée, des autres immeubles, et derrière, le fleuve, figé. 

Il posa la main, à plat, sur son livre, pour empêcher le vent d'en feuilleter les pages, et fixa entre ses doigts la reproduction de La chute d'Icare. Le tableau était composé de telle sorte que l'on n'accordait pas d'importance au sujet pourtant annoncé par le titre. Dans le coin inférieur droit, les minuscules jambes d'Icare faisaient jaillir de l'eau une écume pétrifiée : mais le laboureur continuait sa tâche sans détourner les yeux des sillons de son champ, et le cheval aussi était de dos, le postérieur droit arrêté en l'air. 

"Ce geste semble dédaigneux", se dit l'étudiant, et il tourna la page. 

Il continua à lire jusqu'à la fin du chapitre consacré à Brueghel. 

Son attention fut arrêtée par la reproduction de La tour de Babel, parce qu'il ne parvenait pas à comprendre quelle était sa propre place en temps que spectateur. 

Il scruta le tableau, les yeux plissés. Le microscopique fouilli de toits et d'activités humaines qui occupait l'avant-plan et la partie gauche. La mer - ou peut-être un fleuve - calme et plate sur la droite. Le ciel bleu contrastant avec le rouge de la construction. Le nuage qui s'accrochait au sommet de la tour. 

Il ferma le livre, se pencha par-dessus l'accoudoir de sa chaise pour le glisser dans son sac. 

Il tâtonna au fond du sac pour trouver son portefeuille, le saisit, se redressa et le posa sur la table. 

Une jeune fille blonde s'approcha de la barrière. 

Ce mouvement attira l'attention de l'étudiant : il regarda son dos s'immobiliser devant le paysage. "Très friedrichien", se dit-il. "Falaise de craie sur l'île de Rügen. Même si le paysage est un peu trop net, il y a la trouée entre les deux arbres de même qu'au premier plan du tableau, ce qui permet de poursuivre la comparaison. Evidemment, Caspar David Friedrich n'aurait pas choisi de peindre un tel type de fille : en effet, les dreads, même blondes, ne peuvent pas être romantiques, et de plus, cette jeune fille est trop grasse. Elle ne correspond pas au type romantique de la jeune fille soupirant avec langueur après un amour perdu, mangeant peu, et succombant pâle et anorexique. De plus, je crois qu'elle est brune dans le tableau, et elle est assise : elle a ce geste alangui qui suggère qu'elle a fait tomber quelque chose, et l'un des deux hommes s'approche en rampant du bord de la falaise pour regarder en bas. C'est bien évidemment pour inciter le spectateur à entrer à son tour dans l'oeuvre. Cela fait penser à Diderot et à sa critique du salon de 1767, où ses personnages se promènent en réalité dans des tableaux - l'idée n'es pas mauvaise. Je devrais essayer de le lire." 

Il regarda de nouveau la jeune fille qui prenait une photo et s'éloignait jusqu'à disparaître derrière lui. "Je m'en doutais", se dit-il. "Elle est tout à fait vingt-et-unième siècle, descendante de la reproductibilité technique et du trop-plein d'informations. La beauté a portée de main sur l'écran de l'ordinateur, là où elle ne regardera pas plus qu'elle ne sait la regarder maintenant. Quelle pitié." 

Il empila soigneusement, dans un ordre de taille décroissant, les pièces de monnaie qu'il sortait une à une de son portefeuille, 
jusqu'à atteindre le montant exact de sa consommation, et il plaça cette tour au centre de la table. 

Il rangea le portefeuille dans son sac, qu'il ferma précautionneusement, et qu'il mit sur son dos. 

Enfin, il quitta le miradouro 
pour se diriger vers la bibliothèque située à proximité. 

Il y emprunta quelques livres. 

En tendant sa carte à l'employée pour qu'elle régularise l'emprunt, il observa attentivement la chair de son visage où se reflétait la couleur verdâtre de l'écran de l'ordinateur, et il pensa aux tableaux de Lucian Freud, en particulier à Sleeping Head. Mais il y avait du dégoût à retrouver dans la réalité les couleurs parfois si mortifères de Freud. Le visage de l'employée, avec ses replis de chair épais, paraissait laid, ainsi exposé à cette lumière. C'est à cause de cela que 
l'étudiant eut du mal à lui sourire, lorsqu'elle lui rendit sa carte, puis lui tendit les livres, après avoir désactivé la puce électronique faisant sonner l'alarme. 

Il descendit l'escalier de la bibliothèque, en s'arrêtant sur le palier sombre, pour regarder la couverture du livre sur Richard Estes, qu'il s'apprêtait à ranger dans son sac. 

"Quelle précision proprement fascinante", pensa-t-il. "Il parvient vraiment à figer chaque reflet avec une exactitude vertigineuse." Un bruit de pas lui 
fit lever les yeux, et il regarda la personne qui montait l'escalier, en sautant les marches deux 
à deux. Il surprit son coup d'oeil furtif 
et curieux qu'elle jetait en passant au livre qu'il tenait 
serré contre sa poitrine pour lui 
laisser le passage. Il 
rangea le livre dans son 
sac, et finit de descendre l'escalier, en 
pensant qu'il devait maintenant aller 
acheter de l'encre de 
chine. Il décida de prendre la Rua 
da Rosa pour 
voir si le magasin de fournitures situé en haut 
de la rue était 
ouvert.

La rue était vide, elle montait, sa chaussée pavée et luisante encadrée de deux trottoirs étroits et élevés. Plus haut, il y avait un ouvrier en train de choisir soigneusement le pavé qu'il allait utiliser pour combler un trou dans la chaussée. L'étudiant regarda le sac qui dégorgeait les pavés, et les petits coups de marteau délicats de l'homme pour enfoncer le pavé à côté des autres. L'absurdité du travail le frappa : "Il n'aura jamais fini. Même s'il comble ce trou, pendant ce temps, il y aura eu un autre trou ailleurs, et ainsi à l'infini." mais il cessa d'y penser dès que l'homme eut disparu 
derrière lui, parce qu'il devait réfléchir à un devoir à rendre pour l'université. Le magasin était 
fermé. 

Il resta indécis devant la vitrine à regarder à travers la vitre les objets exposés. Les pantins de bois désarticulés étaient inquiétants, parce que l'obscurité les transformaient en ombres 
informes, il fallait regarder attentivement pour comprendre de quoi il s'agissait. L'étudiant pensa à Bacon. Une voiture passa en se réflétant dans la vitre et il 
pensa de nouveau à Estes. Il décida de boire un autre 
café pour 
pouvoir regarder le livre qu'il venait d'
emprunter. Au coin de la Rua 
da Rosa et de la rua Dom 
Pedro V, il faillit tom-
-ber à cause d'un 
homme qui dormait sur 
le trottoir. Il enjamba les 
pieds nus de l'homme au dernier 
moment, et manqua de perdre 
l'équilibre. Les pieds de l'homme étaient 
sales et il lui rappelèrent 
Le Jeune Mendiant de 
Murillo, à cause de la fine couche de poussière grise qui couvre le dessous des pieds du jeune mendiant dans le tableau. Mais l'homme avait l'air vraiment mal 
en point, il dormait avec la tête à même le sol, et son visage était dé-
-formé, parce que la partie gauche de son visage était écrasée contre le sol et repoussait la chair, qui f-
-ormait une bouff-
-issure aut
our 
de 
la 
bo
uch
e. 

"Il a une couleur de peau si étrange, on dirait ce tableau que j'ai vu un jour dans un musée, un corps tout en longueur, je crois même que c'était un cadavre, mais lui, il n'est pas mort, il respire, il a les lèvres qui tremblotent." et il fit quelques pas puis se retourna, et l'homme n'avait pas bougé, "il doit être bourré pour pouvoir dormir comme ça au milieu des passants", se dit-il, il le regarda encore un peu avec attention, puis se détourna et continua à marcher vers le parc où il voulait aller boire un café, il se glissa sous les branches sinueuses d'un cèdre immense, soutenues par une tonelle aux arabesques légères, s'assis doucement, et leva la tête pour suivre des yeux l'entrecroisement labyrinthique des branches à l'écorce rugueuse, l'air semblait plus épais dans l'ombre de l'arbre, peut-être parce qu'il faisait plus sombre, peut-être à cause de l'odeur lourde de résine mouillée, et l'étudiant ferma les yeux, il sentait les écaillures de la peinture du banc sous ses doigts, il gratta un peu et les écaillures s'effritèrent, il sentait maintenant le bois nu et lisse, il l'effleura du bout des doigts, le caressant comme dans un rêve, comme dans un monde d'effluves d'aiguilles humides, d'entrelacs de branches rugueuses, il sentait les branches rugueuses sous ses paumes et il se perdait dans un labyrinthe d'effluves qui s'effritaient en morceaux de peinture, il courait au milieu des morceaux de peinture qui tombaient autour de lui, il trébuchait sur un un bloc de pierre où étaient gravés des pieds sales, et il tombait au ralenti en regardant le bloc de pierre s'effriter, se transformer en une poudre noire, et tout autour de lui devenait noir, et sa tête heurtait quelque chose, il cligna des yeux, regarda l'arbre, se mis debout sur le banc, s'étira et effleura l'écorce d'une branche, sauta du banc, tournoya, saisit son sac, le mis sur son dos, et alla boire un café.