sábado, 8 de setembro de 2012

Ces oiseaux qui tournoient dans le ciel... (hHistoire)

Lautrémont, Ophuls, Simon, Hitchcock : l'histoire (re)montée

Il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre : quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Ecoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l’expérience, prudemment, la première (car, c’est elle qui a le privilége de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l’espace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine.
[Lautréamont, Les Chants de Maldoror - Chant I]

Au début des Chants de Maldoror, les oiseaux sont à l'image du lecteur, qui lecteur va en se multipliant : d'abord âme, certes, puis talons, puis yeux, puis grues. On veut le détourner de pénétrer plus avant dans le livre, dans ces "landes inexplorées" peu recommandables. Si l'on admet le parallèle avec le respect dû à la mère, on frôle même l'inceste (on est chez Lautréamont après tout). La partie sur les grues est plus curieuse : est-ce donc le lecteur qui contient lui-même son guide ? ou est-ce le poète qui s'est subrepticement rapproché de lui pour le guider vers ce "point déterminé de l'horizon" ? En tout cas, cette figure géométrique insaisissable ("c'est peut-être un triangle, mais on ne voir pas le troisième côté...") est à l'orée de l'orage. Et même sans être sûre de sa direction, elle sait comment l'éviter.
Avec Simon, on n'a rien évité du tout, est on est au coeur des Géorgiques quand intervient l'image : 

Le vol des corneilles s'éloigne peu à peu. En fait il se décompose en une multitude de vols tournoyants, sans liens apparents, de sorte que l'essaim noir est animé d'un double mouvement : celui qui le déporte lentement et, à l'intérieur, cette quantité de remous, de retours en arrière, de boucles décrites dans des plans verticaux ou obliques donnant l'impression d'un désordre qui n'influe cependant en rien sur le déplacement de l'ensemble, les attardés rejoignant le groupe à tire-d'ailes tandis que d'autres se mettent à tournoyer, comme une série de relais.
Tour à tout il diminue de volume, se rassemble, pointe soudain en fer de lance, s'étirant en écharpe, comme de la limaille de fer attirée par un invisible aimant qui se déplacerait dans le ciel, montant et descendant, décrivant de larges spirales, agité d'un incessant et minuscule mouvement intérieur.
[Claude Simon, Les Géorgiques]

"Désordre qui n'influe cependant en rien sur le déplacement de l'ensemble" : il n'y a déjà plus de leader. L'aimant qui attire se déplace, il n'y a plus d'horizon fixe vers laquelle se diriger ou non, aussi orageuse puisse-t-elle être. Bien sûr, à l'image du livre, l'ensemble a une cohérence dans sa progession opiniâtre et lente entrecoupée de progressions rapides - comme l'histoire du livre et les histoires du livre, comme les phrases et les mots employés, comme l'Histoire cyclique et ses incidences. Simon remonte l'histoire (le livre d'Orwell), parce qu'elle peut n'avoir de sens que dans le livre et l'espace formel qu'il lui offre. Hitch et ses oiseaux qui planent sur le monde sous la forme d'une ville en transparence dénonce aussi l'absurdité de leur présence : mais il n'y a pas le mot "fin" qui ferait du film un monde clos ou le sens pourrait être l'absurde sans qu'ensuite on ne s'en préoccupât plus. L'oeuvre n'a plus velléité d'offrir une forme close mais d'ouvrir vers une apocalypse insensée. 


Ophuls, lui, tient au sens, il fouille à travers les témoignages pour le chercher, pour le comprendre : il remonte aussi l'histoire, puisqu'il fait du ciné. Il confronte les témoignages après coup. Les gens ont forcément conscience d'avoir été pris dans quelque chose qui les a dépassé, et qu'ils ne peuvent saisir dans les grandes lignes qu'a fortiori. Ophuls, lui, veut comprendre ce qu'ils ont fait à ce moment là. Peut être parce que quoiqu'en dise les gens qui pensent que 40 ans c'est trop long pour encore condamner un tortionnaire, il est persuadé qu'il faut revisiter l'histoire et réveiller les mémoires, même cruellement, parce qu'il y a encore des gens qui nient ou qui ne répondent pas. 

Ce n'est pas seulement une chance offerte de s'exprimer - que l'on est affaire à des grands ou a de plus humbles, à des importants ou à des anonymes - c'est aussi proposer d'essayer de comprendre une époque, et l'époque depuis laquelle cette époque est vue. Il ne fait pas seulement un film sur la période de la 2nd Guerre Mondiale, mais aussi sur la vision de la guerre en 1969 ; il ne fait pas seulement un film sur les exactions de Klaus Barbie mais aussi le monde tel qu'il l'accepte (ou non) en 1984. Il traîne des restes de rancoeurs (les résistants essayant encore de comprendre qui a trahi) ou non (les paysans fatalistes qui voient passer la guerre comme revienne les saisons).

L'histoire se construit par réfraction, échos, contradictions, dans l'entre-deux entre les témoignages, avec l'ombre planante de l'histoire officielle qui ne fait pas dans les détails.

Dans Sanctuaire de Faulkner, le procès final, qui est celui de l'histoire officielle, ne rend justice à aucune des réalités qui ont été perçues par les différents protagonistes. L'innocent meurt. Le coupable sera certes puni, mais pour un crime qu'il n'a pas commis. Ce qui laisse planer le doute de la destinée de celui qui a réellement commis le crime.

L'histoire roule insouillée, écrasant tout. Mais chaque pas fait par chacun compte et a compté. L'homme recompose ce monde qui lui échappe, dans l'espace laissé vacant entre l'histoire officielle et une avancée presque neutre qui laisse tout à deviner (Etre sans destin de Imre Kertész), dans la multiplication des regards (Faulkner, Ophuls), dans la rigueur formelle (Hitchcock, Simon). Heureusement, parce que si on suit Shakespeare (que tout le beau monde précedemment cité doit joyeusement apprécier), la vie n'aurait guère de saveur. Et pourtant on vit.

To-morrow, and to-morrow, and to-morrow,
Creeps in this petty pace from day to day
To the last syllable of recorded time,
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle!
Life's but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage
And then is heard no more: it is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.
[Shakespeare, Macbeth]


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