sábado, 8 de setembro de 2012

Lisboa #2

Le tram jaune tressaute en passant dans l'ombre du Ponte Vinte e Cinco de Abril. Les poignées de cuir entament une ronde irrégulière. Les yeux plissés, le vieux regarde leur danse disgracieuse, et il se rencogne contre l'appui de bois de la fenêtre ; dans l'encadrement disparaissent la pile orangée du pont, une pastelaria à l'enseigne verte ornée d'un triangle rouge délimité de jaune, les regards absents des gens attendant le bus de l'autre côté de la rue. L'ombre du tram sautille entre le caniveau et les pavés du trottoir. Les poignées de cuir s'inclinent en arrière avec ensemble, depuis son siège le vieux peut voir le conducteur de 3/4 dos qui fait tourner vers la gauche une manivelle horizontale, et l'ombre du tram s'immobilise dans un crissement. La porte se plie en deux avec un claquement avant de s'effacer sur le côté. Deux personnes se hissent dans le tram et s'arrêtent au niveau du conducteur. Le vieux pose son doigt sur l'armature de ses lunettes, à l'endroit plus épais où elles reposent sur son nez, et les fait glisser vers ses yeux. Le jeune homme ouvre un portefeuille, et la jeune fille regarde vers l'arrière du bus en écarquillant légérement ses grands yeux bleus. Elle enroule distraitement une mèche de cheveux autour de son doigt sans prêter attention au conducteur, et appuie sa hanche contre la parois. Le tram démarre en cahotant, sa hanche glisse, elle se retient en lançant sa main vers l'une des poignées de cuir qui ont recommencé à tressauter et son débardeur découvre un coin de son ventre pâle. Le garçon a fait tomber une pièce qui rebondit sur le sol et il s'accroupit pour scruter le plancher rainuré en plissant les yeux. La fille avance dans l'allée centrale par étapes successives, en saisissant les poignées de cuir d'une main, puis de l'autre, dans une torsion de tout son corps qui la fait se balancer sur ses hanches en se cambrant. Elle s'agrippe à une barre de métal, puis à la poignée qui fait le coin du dossier où se rencogne le vieux. Le garçon rejoint la fille et lui tend son ticket, elle ne s'en aperçoit pas, les yeux perdus dans le vague de la fenêtre où le vieux contemple son reflet, et c'est seulement quand il lui touche l'épaule qu'elle tourne les yeux vers lui. Les roues du tram crissent et le garçon trébuche et se retient à l'épaule nue de la fille comme s'il l'entraînait dans une danse, ses doigts laissant une marque rouge qui met quelques secondes à disparaître. Le vieux regarde l'ombre immobile du tram sur le trottoir, il appuie son menton plissé sur sa canne et ferme les yeux. Dans la vitre son reflet pâle efface les aspérités de sa peau et les poils gris courts irréguliers qui s'inclinent de part et d'autre des replis plus sombres des rides. Pendant un instant son reflet disparaît complètement dans l'ouverture brutale entre deux bâtiments où s'encadre le bleu étincellant du fleuve, comme un immense serpent à la peau écailleuse sans cesse en mouvements. De nouveau un mur gris file derrière la vitre et la jeune fille aperçoit du coin de l'oeil, aux trois quart masqué par le dos du conducteur, un éclat jaune qui se précipite vers le tram en grondant. Elle écarquille les yeux face à la masse jaune qui paraît hésiter un instant à continuer dangereusement droit sur elle, au mépris de la douce courbure des rails. A cause du chassis de métal qui est bien plus étroit que la carrosserie de bois,w le tram semble virer à la dernière seconde avec une réticences d'animal mâchonnant rageusement son mors. Il se cabre entre les deux barrières de métal lisses étincellantes et zigzagantes au sol, hachurées par l'ombre des fils métaliques entrecroisés géométriquement à hauteur des premiers étages. Une antenne d'insecte le relie aux arabesques complexes des fils métalliques. Les arabesques et les rails parallèles concordent dans le mouvement mystérieusement rotatif de la manivelle horizontale, dans la tension de l'épaule du conducteur qui fait que sa chemise se plisse légérement avec des rayures d'ombres, en diagonale. "Quoi ?" demande-t-elle par dessus le grondement du tram en train de les croiser. "Je dis", dit le garçon en élevant la voix, "que je ne sais pas à quelle station on doit descendre." "Ah" dit-elle. Et elle cesse de regarder le balancement des poignées de cuir pour baisser les yeux vers le vieux qui dit "excusez-moi", avec lenteur, "puis-je vous aidez ? où désirez-vous aller ?" puis qui ajoute quelque chose mais un grincement recouvre les mots et le menton du vieux tressaute sur ses mains posées sur sa canne, ce qui fait qu'il s'arrête brusquement. Le garçon dit "oh, merci. Nous voulons aller au musée de Arte Antiga" et son sourire se fige un instant en une grimace au moment de prononcer "antiga". "Je pense que c'est dans deux ou trois arrêts" répond le vieux, et l'ombre du tram sautille du caniveau jusqu'au trottoir, "attendez". Il se tourne vers la banquette derrière lui pendant que le fleuve s'encadre entre deux bâtiments et que l'eau scintillante avale son reflet sur la vitre. Un grincement retentit. Les poignées de cuir s'inclinent vers l'arrière. Le vieux parle portugais, rapidement, avec une voix rauque de fumeur, et la torsion de son cou pour regarder vers ses voisins de derrière étire grotesquement sa peau par rides profondes qui se perdent dans le col de sa chemise blanche. La jeune fille regarde la rive de l'autre côté du fleuve, pâlie par la distance, comme un immense animal en train de dormir, comme le sourire du chat de Lewis Carrol qui s'effacerait peu à peu dans une brume bleutée ; et de l'autre côté de la rue la succession des bâtiments modernes aux fenêtres teintés, le reflet du tram tressaute à chaque changement de fenêtre ; et le vieux dit : "c'est le prochain", en regardant le profil fin du visage de la jeune fille, la goutte de sueur qui perle à sa tempe, la torsion de son cou pour regarder derrière elle, ce qui fait qu'elle se cambre un peu et qu'elle avance dans sa direction la vague transparence de son débardeur blanc sous lequel on devine la ligne plus sombre du soutien-gorge. "Vous savez, j'ai vécu à Paris pendant longtemps, la France et le Portugal ont toujours été très proches". Elle tourne la tête, pose ses yeux bleus calmes sur lui et dit "Ah oui ?", et l'ombre du tram sautille depuis le caniveau jusqu'au trottoir. "J'aimais beaucoup Paris, les petites rues du quartier latin, mais je crois que c'est parce qu'elles me rappellaient Lisbonne" "Vous savez", dit-elle, "il n'y a plus beaucoup de pavés à Paris, ils les enlèvent tous." Les poignées de cuir s'inclinent vers l'arrière et un grincement retentit. "Et bien merci beaucoup monsieur", dit le garçon, et il pose la main sur la hanche de la jeune fille en la poussant légérement vers l'arrière du tramway. Elle dit "sim, muito obrigada", avec un sourire lointain, sous ses yeux glissant calmement en direction de la vitre où le reflet du vieux s'efface sur le bleu étincellant du fleuve. Il lui dit "de nada" en secouant légérement sa canne dans sa direction mais elle descend déjà les marches avec sur son épaule la main du garçon, qui hoche la tête de haut en bas en souriant largement en direction du vieux, et l'ombre du tramway sautille avec le grincement du violon de la valse que dansent les poignées de cuir.


Sem comentários:

Enviar um comentário